Suite de la XIII° parution :
Bon sang ! ces bagnoles qui puent, cela frôle l’overdose… Je commence à sentir mes gambettes un peu fourbues, c’est l’inaction passée, sûrement. Aussi, snober le métro, est-ce bien raisonnable ? Mais il me faut trouver un endroit pour faire disparaître ce satané sac de voyage. Et puis, je suis en reconnaissance : si, tout à coup, un quartier évoquait quelque chose dans ma mémoire perdue… ? Je ralentis le pas. Voici, là-bas, au-dessus des immeubles, le Génie nappé d’or qui étincelle sur l’azur du ciel. Bientôt la Bastoche ! L’argot me revient… tout n’est pas perdu. Ce qui me revient moins, c’est le côté tout neuf du petit Génie perché en haut de sa longue colonne ; j’avais un autre souvenir.
La place et sa traversée, une aventure où l’on risque ses abatis. On pourrait croire que chaque véhicule à moteur est habité par un forcené ! Enfin, j’atteins le bassin de l’Arsenal qui abrite les yachts des indigents… Pas encore l’endroit idéal pour noyer le sac à pub ! D’autant que, bientôt, le canal disparaît à son tour sous terre, juste avant le point de confluence avec la Seine. Là, subsiste des bribes de travaux dont ce demi-parpaing, sûrement obtenu à coup de masse. Parfait pour lester mon sac à soucis ! Sauf qu’il faut guetter les alentours… manquerait plus qu’attirer l’attention : « Qu’alliez-vous faire ? Montrez-moi donc vos papiers ! ». Un frisson me parcourt l’échine, mais il n’y a personne. Mon sac est soudain devenu bien lourd.
Passée la station « Quai de la Rapée », j’aborde le pont d’Austerlitz. Enfin, la Seine ! Tout de même agrémentée de quelques badauds. Je vais les prendre par surprise ; je hisse mon sac sur le parapet, à droite pas d’yeux sur moi, à gauche itou : je le pousse d’un coup sec et… je reprends ma balade, l’oreille tendue. Plouf ! Pas d’exclamations, une tête se penche au-dessus de la Seine ; c’est tout. L’effacement est en route.
Au bout du pont, devant moi, le Jardin des Plantes. Oui ! le long bâtiment de briques qui le longe me parle. Je suis déjà venu à cet endroit, mais c’est si lointain. Et puis, mon estomac se manifeste avec insistance. Face à la gare d’Austerlitz, je vais bien trouver une gargote. Gagné ! Enfin, gagné… ce doit être une gargote de luxe, au moins de demi luxe quant aux prix.
La commande passée, j’observe à deux tables devant moi un client qui bâfre, tant il est aux prises avec son estomac. A un moment, tout de même, il lève la tête pour jeter un œil sur la rue. Misère, il présente une vieille cicatrice qui lui barre toute la joue ! Instinctivement, je porte la main à mon cou, pourtant toujours couvert par mon foulard. Une suée m’envahit. Image prémonitoire ? Lui a dû prendre un coup de tesson de bouteille ; moi, c’est moins profond. Quand bien même, me voilà ramené à mon état d’assassin suspecté… Si bien que l’entrée servie, je me sens beaucoup moins rabelaisien ! Mais la bête reprend le dessus et, le bâfreur parti, le saumon aux lentilles vertes me redonne un peu de courage.
Me voici de nouveau à la rue. Après une journée somme toute bien remplie, je décide de m’éloigner de la gare en quête d’un petit hôtel modeste. Je n’ai pas dû choisir la bonne rue car je marche depuis un certain temps et… ah ! si : devant moi, à trente mètres, « l’hôtel de la Paix », tout ce qu’il me faut !
-Oui… ? monsieur bonsoir…
Il a l’air bonhomme, le réceptionniste, mais ne va-t-il pas me demander mon nom ? ma carte d’identité ? J’ai beau me raidir, mes jambes flageolent. Pourtant, j’ai bonne allure avec ma veste fantaisie et ma petite mallette !
-Prenez la 6, fait-il en me tendant la clef.
Je remercie d’un signe de tête et grimpe dans la piaule désignée. Ouais, modeste, c’est le mot juste mais je viens y dormir pas organiser une réception.
J’ai fait l’acquisition, dans une petite boutique avoisinant le restaurant, d’une de ces ceintures pour globe-trotteurs, destinées à garder son liquide sur soi. En fait, j’en ai achetées deux, compte tenu de l’épaisseur de ma liasse. Et ça ne suffit pas ! Mais, avec trois ceintures, c’était la silhouette Bibendum assurée et… l’incognito massacré. Reste donc une partie du capital exposée plus encore qu’en Bourse… « Au voleur ! au voleur ! à l’assassin ! au meurtrier ! Justice, juste Ciel ! je suis perdu, je suis assassiné, on m’a coupé la gorge, on m’a dérobé mon argent… ». D’où me vient cette tirade ? Je me revois, en bonnet de coton, braillant et gesticulant à qui mieux mieux sur une scène de patronage. « L’avare » de Molière ! Quel âge je pouvais avoir ? Ce souvenir me réconforte, je n’ai pas perdu toutes mes racines.
*
Bonne nuit, d’où bon pied, bon œil. Mais toujours cette sourde angoisse concernant ce trou noir dans mon passé. Cet argent. Ce Beretta. Cette balafre. C’est ce qui me pousse à chercher un quartier parisien qui réveillerait des souvenirs. Au bout de la rue Buffon, la mosquée, puis la rue Censier, la rue Monge traversée, la rue Mouffetard qui me ramène au bas de l’avenue des Gobelins. Et, là-haut, la place d’Italie ! Cela m’évoque quelque chose, la place d’Italie. Pourtant je ne la reconnais guère… Me voilà à la naissance de la rue Bobillot. Cette entrée du numéro DEUX, je m’en souviens, j’en ai le cœur qui tape. Avant de pénétrer à l’intérieur, je dois respirer à fond. Je suis peut-être à deux doigts de retrouver mon nom, l’appartement de mes parents. Cependant, l’entrée est verrouillée ! Je suis décontenancé, je cherche un secours douteux autour de moi… or, le passant passe. Et soudain, miraculeusement, l’huis s’ouvre libérant un habitant. Je m’engouffre fébrilement à l’intérieur ; ces moulures du couloir me parlent. Par contre, plus de porte à petits carreaux avec son rideau brodé masquant l’intérieur… et la concierge embusquée. Un panneau plein la remplace. Je déchiffre le tableau des locataires : pas un nom qui me soit connu ! C’était au deuxième, j’en suis sûr. J’y grimpe, je sonne : nulle réponse. Tout a changé… Découragé, je m’assieds à même les marches.
Je retrouve la rue, dépité. Il me reste l’image de mon école élémentaire. C’est par là, je crois… La voilà ! Oui, c’est bien elle, je la reconnais avec ses briques de couleur sable relevées de motifs décoratifs en briquettes rouges. Un décor que je trouvais lassant à l’époque. Jeunesse… Je pénètre discrètement à l’intérieur par la porte principale. Pas de concierge présente mais, vient d’apparaître, une femme à l’air assurée qui me toise tout en se dirigeant vers moi. Elle a la tête de qui a échappé son œil de verre dans le café du matin. Pas le bon jour ! Excepté si l’on a des raisons de croire que c’est d’origine congénitale, ce qui n’est pas mon cas. Jour ou pas jour, je vais devoir faire avec.
– Bonjour madame, vous êtes madame la Directrice ?
– Vous êtes perspicace !
– Voilà : j’ai été élève dans votre établissement, il y a de cela longtemps…
– Pas loin de vingt ans, si je ne m’abuse.
– Peut-être un peu moins…
– Comment cela : vous n’avez pas idée de l’année précédant votre sixième, ce saut qualitatif ?
Je jette un regard vers ce hall toujours désert mais peu propice aux confidences.
-Madame la Directrice, je peux vous parler en particulier ?
Sans un mot, elle me guide vers son bureau.
– En vérité, madame, je suis amnésique.
– Amnésique, comment cela amnésique ? Quel est votre nom ?
Je balbutie : « Je ne sais pas… »
– Qu’est-ce que vous attendez de moi, au juste ?
– Peut-être, à partir d’une photo de classe, de retrouver mon nom… une date …
– Il est inouï ! Elles sont archivées les photos de classe, par année. Vous arrivez, le nez au vent, quoi ? quinze ans après, au bas mot ! avec pour toute référence : « Voyez ma tête ».
– Et les instits ?
– Les instituteurs ? C’est un métier où l’on vieillit vite, jeune homme. Quand bien même aurait survécu un vieux grognard, vous n’auriez aucune chance de le reconnaître ! Vous abusez de mon temps et de ma patience.
Elle a déjà ouvert la porte de son antre quand elle avise la concierge, de retour.
-Madame Grimaldi, veuillez raccompagner ce monsieur.
Une fois sur le trottoir, j’observe maintenant d’un œil hostile cette façade de briques ; elle comporte vraiment un aspect rébarbatif… Je me sens soudain abattu. Des murs partout ! Celui de la police d’abord qui pourrait m’apprendre mon nom, mais en échange d’un cachot ! Celui de l’immeuble retrouvé aux locataires tous disparus ! Enfin celui de l’école, fermée à toutes recherches ! Ce double échec m’a profondément barbouillé l’estomac… Je comptais tellement sur les possibilités que recélait mon école élémentaire ; essentiellement des photos : d’un instit, d’un copain, de ma frimousse de l’époque… Je n’avais pas prévu cette mégère renfrognée, jalouse de l’espérance des autres. C’est égal, quelle douche !
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